3ème partie

Synopsis, suite

Djem vers 1490

Après avoir conquis les Balkans, la Serbie et la « nouvelle Rome » (Constantinople), et mis fin à l’Empire Byzantin, les Ottomans établissent leur domination sur une grande partie de la Méditerranée orientale. En 1480, le père de Djem, Mehmet II dit le Conquérant, députe une importante armée en direction de la péninsule italienne, avec l’ambition de s’emparer de Rome et le dessein de devenir un nouveau César. L’opération échoue mais le monde chrétien en tremble d’effroi et, rapidement, une croisade dirigée vers l’Empire du sultan est évoquée ; Quand le Vatican accueille en résidence forcée le prince Djem, le projet est devenu l’idée fixe du pape et de quelques souverains chrétiens.

L’ambition du pontife est alors de renverser Bajazet afin de lui substituer Djem sur le trône des Oghouz. Innocent VIII proclame le départ imminent de la croisade avec pour chef pressenti Mathias Corvin, le roi de Hongrie ou Charles VIII, le roi de France. Djem est bien sûr la pierre angulaire de l’expédition pressentie ; en l’occurrence, le pape ne peut imaginer une quelconque dérobade du prince. Mais lorsqu’il évoque le sujet avec son hôte, celui-ci s’insurge : « À Dieu ne plaise que je me réunisse aux infidèles pour combattre les vrais croyants ; ce serait renoncer à la religion de mes pères, à laquelle je tiens bien plus qu’à l’empire ottoman et qu’à celui du monde entier ! »

Innocent expire et laisse sa tiare au sinistre Alexandre VI Borgia, lequel ne compte, au nombre de ses alliés, que des sympathisants du sultan Bajazet, tous ennemis de la France.

C’est alors que Charles VIII, qui entend prendre possession de son royaume de Naples reçu en héritage, exige qu’au passage de ses troupes dans la ville de Saint Pierre, la personne du prince Djem lui soit confiée. Les armées françaises se préparent à donner l’assaut à la cité Vaticane tandis que, pris d’une peur panique, Alexandre s’enferme avec son précieux otage dans le fort Saint-Ange, bastion vers lequel sont à présent dirigés les canons du roi Charles VIII.

Comment Djem, dont les plus grands souverains réclament à leurs côtés la présence, va-t-il se sortir de ce marasme ?

Laissons-nous porter par la narration de Jean Burchard, maître des cérémonies des papes pendant un quart de siècle. Il nous dépeint, pour les avoir côtoyés chaque jour, les aventures de Djem au Vatican, les intrigues de cour et les crimes des Borgia, père et fils, qui n’ont d’égal que ceux commis par les puissantes familles italiennes de la Renaissance.

Suite en page 4

 
 

Extrait

13 mars 1489

Le dimanche 13 mars restera sans nul doute, pour mon maître, longtemps marqué comme la journée la plus importante depuis son arrivée en Occident, tant les marques d’honneurs et de bienvenue ont été significatives. Elle débute pour Djem par une chevauchée en tête de l’important cortège mené par ses gardes français et Hospitaliers avec, à sa gauche, le cardinal La Balue, éminent personnage qui fut ministre* du roi Louis XI et, à sa droite, le commandeur Guy de Blanchefort, neveu du grand maître de l’Ordre de Saint-Jean.

Sa surprise est grande de voir se presser sur son chemin l’importante foule de badauds et de manants venus admirer le cortège du prince musulman. Elle redouble quand, après avoir parcouru quelques lieues, Djem voit, arrivant à sa rencontre, une importante délégation de personnalités : cent cavaliers accompagnent les ambassadeurs de France, le cardinal d’Angers, Nicolas et François Cibo, respectivement neveu et fils du pape ; et plus loin encore, à l’approche de la Ville sainte, viennent grossir le défilé les archevêques, les évêques, les protonotaires du Saint-Siège, les abbés et toute la maison du pape et des cardinaux. Puis, s’avancent tour à tour pour être présentés au prince, les ambassadeurs de Venise, de Florence, de Sienne et ceux du roi de Sicile. Cependant, la stupéfaction du monde chrétien est à son comble lorsque, pour exprimer sa soumission à un si haut personnage, l’ambassadeur du Soudan d’Égypte, après s’être prosterné trois fois jusqu’à terre, embrasse le sol, le pied du cheval et la robe de l’illustre et redouté seigneur.

* Premier ministre de Louis XI, cardinal et même archevêque malgré une vie dissolue (il fréquentait plusieurs femmes), La Balue est convaincu, avec Charles Le  Téméraire en 1468, de complot contre le roi, ce qui lui vaudra d’être enfermé de 1469 à 1480 au château de Loches, dans une cage en fer à l’intérieur de laquelle, selon certains historiens, il ne pouvait ni s’allonger ni se mettre debout.

Le Vatican, décembre 1494.

Djem affiche un air de satisfaction aux explications détaillées de Jean Burchard, le maître des cérémonies, et ironise :
– Quoi qu’il fasse, le Saint-père ne pourra pas tenir bien longtemps face aux troupes du roi de France. Mais est-ce que Charles osera ?…
– Le roi tentera-t-il de déloger Sa Sainteté de Saint-Ange ? Je ne sais, mais ce ne serait pas la première fois, Votre Altesse, qu’un pape s’y réfugierait dans l’espoir de se protéger d’un roi, d’un empereur ou même d’une foule en colère : quatre des papes du IXe siècle y sont morts emprisonnés. Par la suite, Benoît VI y est étranglé en 974 ; Crescentius s’y est barricadé, mais y a terminé ses jours en 998, décapité ; Grégoire VII s’y est retranché pour résister à l’empereur Henry IV et enfin, Grégoire IX a tenté de s’y mettre à l’abri mais, en 1378, alors que le pontife est enfermé dans son château et pour marquer leur courroux, les Romains démantèlent en grande partie l’édifice.
– Il n’est donc pas très saint pour un pape, si j’ose dire mon cher Jean, de tenter de s’abriter derrière ces murs. Souhaitons que le roi Charles n’oublie pas qu’Alexandre n’y demeure pas seul, au cas où… Car nous sommes, mes sujets et moi-même, tout à fait étrangers aux différents qui les opposent !
– Sa Majesté n’est pas homme à oublier ce genre de détails.
– Quels sont les réels griefs reprochés au pape par certains cardinaux ?
– Le premier est la simonie. En l’espèce, comme à bien d’autres avant lui, à commencer par son prédécesseur Innocent, il est reproché au pontife actuel le « trafic de charges ecclésiastiques. » Ou plus précisément leur distribution sans aucun discernement, à ses proches et autres membres de sa famille, au détriment bien sûr de ceux qui sont en droit d’espérer ces fonctions et titres. Ainsi, comme vous le savez, Altesse, César âgé de dix-sept ans et encore étudiant à Pise, est doté par son père, le jour même du couronnement de ce dernier, de l’archevêché de Valence. Une année plus tard, il est coiffé du chapeau de cardinal, devenant ainsi un futur candidat à la tiare. Jean Borgia, neveu du pape, évêque de Monreale, prend la pourpre en septembre 1492. Geoffroy, le dernier fils du pape, est à l’âge de neuf ans chanoine et archidiacre de Valence, et tous les Borgia ecclésiastiques, cousins et neveux, sont tour à tour coiffés du chapeau aux couleurs de la pourpre impériale romaine. En a bénéficié également Alexandre Farnèse*, le frère de sa « concubine ».» Vous connaissez le second, Votre Altesse : l’intelligence du Vatican avec le sultan votre frère et les renseignements à lui communiqués via l’écrivain apostolique de la cour, George Bocciardo, ainsi que les avantages qu’il entend tirer de Votre personne…

* Alexandre devint pape sous le nom de Paul III. La fortune du cardinal Farnèse était telle qu’il acquit, le 30 janvier 1495, au prix de 5.500 ducats, le plus beau palais de Rome qui depuis porte son nom. Entièrement restauré au début du XVIe siècle, il abritait en 1526 la famille Farnèse dans son ensemble : 366 personnes. Cédé à l’État français en 1911, le palais accueille aujourd’hui l’ambassade de France, la Résidence de France et l’École française de Rome.
 

Citation Célèbre

Le pape, réfugié dans le château Saint-Ange et voyant les canons de France tournés contre ses faibles murailles, demanda grâce. Charles, dont l’intérêt était de déposer le pape, lui pardonna, et s’en repentit. Jamais pape n’avait plus mérité l’indignation d’un roi chrétien. Lui et les Vénitiens s’étaient adressés à Bajazet, sultan des Turcs, fils et successeur de Mahomet, pour les aider à chasser Charles VIII d’Italie. On en conclut que le prix de l’union du sultan et du pontife était un de ces meurtres atroces dont on commence à sentir quelque horreur aujourd’hui, dans le sérail même de Constantinople.

Voltaire, œuvres complètes, T. 11, P 60

Carte du parcours de Djem en Italie

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